XV
VINGT heures vingt-six.
Même dans le métro, c’est bourré de skieurs.
Ils s’en foutent, ceux-là, de la révolution prolétarienne, ils vont faire des glissades pendant quinze jours. On descend ; quand on a fini de descendre, on monte et on redescend, et comme ça jusqu’à la fracture double. Tarés, les mecs.
Ils ont l’air futé avec leurs bonnets et leurs croquenots de cent vingt kilos pièce…
On va étouffer dans cette rame. Et eux avec leurs pull-overs jacquard. Ah ! oui, ils sont vraiment réussis !
J’ai pas à m’énerver, je descends dans trois stations, Saint-Paul, Bastille, Gare de Lyon.
Pourvu que sa mère ne me tombe pas dessus ! Je l’ai vue la première fois, dans le parc thermal, une grande sèche qui sort toujours de chez le coiffeur.
Deux mètres de haut. Je me demande comment elle a pu mettre Lauren au monde. Pas un poil de ressemblance. La Belle et la Bête. Jean Cocteau 1946.
Je me sens excité de l’intérieur. C’est vraiment comme dans Vacances à Venise, sauf que je suis en avance, qu’elle part pas pour toujours, qu’elle s’appelle pas Katharine Hepburn et que j’ai onze ans, mais c’est le même thème de scénario, les amants séparés par le destin.
Saint-Paul. Encore une fournée de skieurs, avec en prime un malabar qui porte une luge au-dessus de sa tête. Il en rigole d’avance, ce crétin. Ça doit faire un an qu’il pense à la bûche qu’il va se ramasser au fond du ravin. Il a bien une tête à finir dans le plâtre.
Bastille. Alors là, c’est pire qu’au remonte-pente.
Je n’y suis jamais allé, mais j’imagine. Même une colonie de vacances qui s’enfourne. Ils ont déjà mis les moufles et le passe-montagne.
Vérole.
J’ai les pieds qui ne touchent plus le sol. On va gicler à la gare de Lyon, comme des bouchons de champagne. Splash !
J’ai toujours eu horreur de la neige. Peut-être à cause des dictées et des récitations où il est toujours question d’un blanc manteau immaculé, de flocons à la con et de blancheur d’hermine. Ça me fait marrer parce que, si vous voulez savoir ce que c’est que la neige, faut venir à La Garenne quand il y en a : c’est de la purée répugnante, de la dégueulasserie noire et ça me met en boule parce que ça montre bien que la nature même est contre le prolétariat.
Quand il neige à Chamonix, c’est tout beau et les gens se marrent ; quand il neige sur La Garenne, c’est tout moche et on patauge dans la bouillie.
Lauren est politiquement d’accord avec moi dans l’ensemble, bien que, parfois, elle ait des réactions de classe, style petit-bourgeois cul-cul un peu à gauche, à la façon de tous les mecs qui franchissent jamais les périphériques. Il va m’éborgner, cet abruti, avec ses bâtons ! Quelle chaleur là-dedans !
Faut que je fasse gaffe à mon paquet-cadeau. Ça ferait un peu con si j’arrivais avec ma boîte aplatie.
Je suis en nage. En dehors ça pince. Quelle saloperie, ces vacances, quinze jours sans la voir. Et, pour arranger les choses, elle va foncer sur la piste, et crac, un minet bronzé qui lui rentre dedans, et c’est même pas la peine d’imaginer la suite : un lait-framboise au bar, on se revoit le lendemain, viens ici que je t’apprenne le chasse-neige virage et patati et patata, et qui c’est qui est cocu tout seul dans sa banlieue merdeuse ?
Vérole.
Gare de Lyon.
J’ai même pas à plier les genoux pour monter les escaliers ; on jaillit comme à Vincennes, un virage à la corde, un grand coup de spatule dans les omoplates et me voilà sous la verrière.
Ça grouille de monde. Jamais je ne la retrouverai là-dedans. Une fille dans la foule. Il y a eu une peloche qui s’appelait comme ça. Avec Linda Darnell. Ou Hedy Lamarr. Oh ! et puis merde.
Son train n’est pas difficile à trouver, c’est la voie 14. C’est marqué sur le grand panneau et, de toute façon, c’est celui où les skis sortent par les portières.
A force de serrer la boîte, le papier va être tout mou. Une aventure pour acheter cette bagouze. J’avais mes vingt francs d’économie et je me dis, tant qu’à faire, faut aller lui acheter ça dans un beau quartier, là où il y a le plus de choix. Je me balade dans une rue assez chouette et, coup de chance, c’était rempli de bijoutiers. Je m’arrête à une vitrine, je regarde et il y en avait quelques-unes pas mal. Pas le pied, mais enfin, pas mal. Malheureusement, il n’y avait pas les prix et là, je trouve qu’ils sont en tort parce que, théoriquement, ils devraient mettre des étiquettes. J’entre.
Ça m’a fait tout de suite une drôle d’impression des types en noir, debout devant des petites vitrines, tous un peu vieux avec les cheveux bien peignés et des cols durs. Sinistre. Je me suis dit. « Toto, tu te goures, t’es entré chez les pompes funèbres. » Enfin, il y en a un qui s’approche, tout précieux, comme s’il sortait d’un écrin.
Il avait des souliers tellement vernis que ça me faisait mal aux yeux.
Il me demande laquelle. Je la lui montre, il pince les lèvres et il fait :
« Deux mille trois cents francs. »
J’ai pensé d’abord qu’à trois cents balles près je me l’emportais, mais j’ai eu l’instinct qui m’a averti.
« Anciens ou nouveaux ? »
Il a eu un sourire comme s’il avait avalé une pelote d’épingles.
« Nous parlons en nouveaux francs. »
Deux cent trente mille francs. Bingo. Complètement frapadingues, les mecs. Je suis sorti sonné et, avant de partir, j’ai entendu qu’il disait « … interdire aux enfants… », enfin un bout de phrase dans ce genre-là. Du coup, j’ai regardé le nom de la rue pour m’en souvenir.
La rue de la Paix, je la conseille à personne.
Et le plus fort, c’est que, le lendemain, j’ai vu ma bague, la même, dans la corbeille au Monoprix de chez moi. Et à sept francs cinquante en plus ! C’est pas la même pierre, bien sûr, mais c’est tout de même exagéré comme différence. On peut dire que le client paie la présentation.
Quinze jours à glandouiller tout seul à me faire du souci. Avant, j’aimais la Noël, pas tellement pour les cadeaux, parce que je suis pas tellement société de consommation comme mec, mais j’aimais bien les réveillons, on se baladait un peu avec Londet, le cinoche, le foot, tout ça, quoi. Et cette année je vais me demander si une fille de l’Arizona ne va pas se payer un sapin en sortant de la piste.
Voilà ce que l’amour fait des hommes.
Des chariots sonnent, bourrés de bagages. Un train démarre sur l’autre quai et des bras se lèvent qui me masquent le pan de ciel quadrillé, là-bas, au bout de la voie. Ma boîte devient de plus en plus molle. C’est le premier truc que j’offre à une fille ; comme tous les premiers trucs, ça m’émeut. J’ai cherché un bout de temps et puis, finalement, j’ai choisi une bague parce que j’aime qu’elle aime les bijoux.
J’y suis à présent, cerné de valises ; les gens ont des visages de départ, comme si prendre un train oblige à changer de tête. Un jour, je serai un grand type élégant qui court acheter des cigarettes et des magazines et revient à son wagon-lit retrouver sa nana à fourrure, ce sera Lauren et je serai Cary Grant.
Je navigue entre les chariots. Sept minutes avant le départ. Compartiments bondés. Il faut que je la trouve au milieu de tout ce cirque.
« Excusez-moi… »
Je me faufile. Des contrôleurs perdus dans des paperasses. Cinq minutes maintenant. Je ne comprends pas ce que dit le haut-parleur. Ils ont dû prendre une première avec tout le fric qu’ils ont. Et les premières, c’est vers la loco. Bond sportif au-dessus de bagages, je sprinte le long du wagon et vlan ! dans la grande au pull orange qui descend au même instant. Je reprends ma course et freine net.
Je connais cette tête.
Ces bottes poilues, cette permanente permanente, cet orange épouvantable, une seule personne au monde est capable de porter ça : c’est belle-maman.
Demi-tour.
Lauren est par là, je le sens, j’ai le cœur à huit cents tours-minute, le cœur comme une girouette.
Oui, c’est bien sa mère. Et ce type un peu inquiet à qui elle a l’air de commander tout un tas de trucs à faire, c’est beau-papa. Tout en gris, le vrai incorruptible, il ressemble à tout le F.B.I. à lui tout seul.
Le marchepied. Je suis dans le couloir, plein de gens penchés aux portières, leurs fesses tendues me bouchent le passage. Premier compartiment : des yeux se tournent, des rires. Pas de Lauren. Deuxième compartiment des enfants, France-Soir déployé, pas de Lauren. Troisième compartiment : des visages, bébé braillard, pas de Lauren. Quatrième, pas de Lauren, cinquième, pas de Lauren. Passage bloqué, je passe dans le trou. Sixième compartiment, pas de Lauren. Vérole de vérole. Septième : un curé ; il sera noir sur la neige, pas de Lauren. Fin de wagon.
C’est pas possible, c’est pas vrai, je ne vais pas la manquer, pas maintenant, il faut refaire le trajet en sens inverse, je…
« Les voyageurs pour… » Le haut-parleur. L’horloge en face, énorme : moins d’une minute ; je vais repartir tout seul avec ma bague comme un con.
Des gens remontent, je vais être coincé, pas d’arrêt avant Dijon, une jolie trotte pour retourner. Je vais pas pleurer quand même. Lui donner au retour, c’est pas pareil, c’est moins cinéma.
Je veux la revoir, merde, cinquante ans de ma vie pour dix secondes, ça vaut le coup quand même…
Je lui donne la bague et…
« Lauren ! »
Je n’entends pas ce qu’elle dit derrière la vitre, elle n’arrive pas à atteindre la poignée.
« La portière à côté ! »
Elle disparaît, resurgit. Je ne peux pas m’approcher avec ce grand con devant, et ça va démarrer. Ça y est. Elle a la boîte.
« C’est pour toi, c’est pour la Noël. »
Elle n’arrive pas à défaire le nœud.
« Les voyageurs pour… »
« T’énerve pas, dis-je, c’est une bague. »
Elle rit et ça fait drôle avec ses larmes.
« Je t’ai tricoté une écharpe, dit-elle, trente mètres de long. »
Ça me fait une boule dans le cou et je n’avale plus.
Ça y est, elle s’éloigne. Le quai part en arrière tout doucement et je défile, immobile devant les wagons, tandis que ses lèvres s’écrasent, collées à la vitre qui remonte, des lèvres qui font un rond comme un zéro au feutre rouge sur le cahier d’un écolier.